
Derrière le Maroc des grands chantiers, des ports géants et des métropoles modernisées, gronde une autre révolution : celle des consciences. Une génération Z connectée, lucide et impatiente réclame d’exister dans un pays en mutation rapide, mais encore traversé par de profondes inégalités. Ce mouvement n’est pas une simple colère de rue : il incarne une quête de reconnaissance, de dignité et de participation au destin collectif. En un mot, une génération qui dit : « Nous sommes là. Écoutez-nous. » A partir de ce constat-conclusion, Cherkaoui Roudani, docteur en relations internationales, conférencier et expert en géopolitique et sécurité de défense, explore les mutations profondes du rapport entre jeunesse, politique et autorité à travers les récentes mobilisations sociales et propose une lecture prospective sur la nécessité d’un nouveau contrat social au Maroc.
Par Cherkaoui Roudani
Une jeunesse nombreuse et vulnérable
Le Maroc change, mais pas seulement par ses routes, ses ports ou ses tours. Sous la surface du progrès visible, une révolution discrète s’opère : celle des mentalités. Une jeunesse nombreuse, connectée et impatiente fait vaciller les certitudes, impose de nouvelles attentes et oblige les institutions à se regarder dans le miroir du présent. Mais que nous dit réellement cette mutation silencieuse ? Est-ce un simple passage de relais entre générations, ou bien le signe d’une rupture plus profonde dans la manière de penser le pouvoir, la réussite et même la citoyenneté ? Derrière les apparences d’une modernité triomphante, le pays s’interroge : comment concilier ambition nationale et justice sociale, vitesse du progrès et lenteur des réformes, fierté collective et désillusion individuelle ?
Cette effervescence n’est pas qu’un sentiment diffus. Elle s’ancre dans des réalités concrètes, parfois brutales. Derrière la transformation des mentalités se cache une structure sociale en tension, où les chiffres racontent à la fois la promesse d’un potentiel et le poids d’un déséquilibre. Car au-delà des perceptions, les données révèlent une jeunesse nombreuse, vulnérable, mais aussi débordante d’énergie, suspendue entre espoir et désenchantement.
C’est dans cette perspective qu’il convient de lire la mutation démographique du pays. Le dernier rapport du Haut-Commissariat au Plan indique que le Maroc compte 5,9 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans, soit environ 16,2 % de la population totale. Elle s’exprime également dans le marché du travail : en 2024-2025, le taux de chômage national atteint 13,3 %, mais grimpe à 36,7 % chez les jeunes. Un sur quatre est en situation de NEET (ni en emploi, ni en formation, ni à l’école), soit environ 1,5 million de personnes. Mais ces chiffres ne racontent pas tout. Si on prend l’Europe le taux de chômage des jeunes (moins de 25 ans) atteint en moyenne 14,8 % dans l’Union européenne, et le taux NEET (15-29 ans) avoisine 12,6 % selon Eurostat. Dans certains pays, ce chiffre descend encore plus bas. En Irlande, il se situe autour de 5,9 % pour les jeunes à faible niveau d’éducation. Ces comparaisons révèlent l’écart saisissant entre le Maroc et les pays développés. Ce qui rend cet écart encore plus douloureux, c’est que ces jeunes partagent pourtant le même monde numérique que leurs pairs d’Europe ou d’Asie, ils tiennent dans leurs mains le même smartphone, rêvent des mêmes horizons et s’exposent aux mêmes récits planétaires.
De suite, cette nouvelle vague générationnelle marocaine incarne une rupture qui dépasse largement le cadre de simples manifestations de rue. Les mobilisations spontanées, organisées en quelques heures grâce aux réseaux numériques, et les slogans portés par une jeunesse décidée à se faire entendre traduisent une transformation profonde du rapport entre l’individu, la société et l’avenir. Ce n’est pas un phénomène passager, mais l’expression d’une recomposition sociale dont l’intensité se nourrit de la convergence entre crises globales et blocages nationaux.
Une révolte marocaine dans une dynamique mondiale
Pour comprendre cette dynamique, il faut revenir au terreau dans lequel elle s’est formée. Cette force montante a grandi dans un univers globalisé, hyperconnecté, exposée aux récits planétaires de crises climatiques, d’injustices sociales et de conflits mondiaux interminables. Elle hérite en même temps d’un écosystème national fragilisé, marqué par une école en perte de sens, un marché du travail rétréci et une confiance institutionnelle affaiblie. En d’autres termes, elle se construit dans un climat d’incertitude permanente, sans horizon stable, où l’avenir n’est plus garanti. De fait, le diplôme, autrefois promesse de mobilité sociale, perd de sa valeur et les trajectoires classiques se heurtent à un marché saturé et à des aspirations nouvelles.
Dans ce contexte, la rue devient le reflet d’une nouvelle horizontalité. Les hiérarchies traditionnelles s’estompent, les mobilisations sont fluides, mouvantes, sans leaders figés. Les réseaux numériques structurent l’action collective, les slogans circulent comme des hashtags et les colères se cristallisent en mèmes. L’émotion occupe une place centrale et l’indignation face à l’injustice alimente une énergie sociale puissante, visible dans les protestations contre le chômage, la vie chère et les inégalités territoriales. Les slogans scandés dans les rues illustrent avec force cette dynamique. « On ne veut pas la Coupe du monde, on veut des hôpitaux » dépasse la simple critique d’un événement sportif pour poser la question des priorités nationales. De suite, il oppose symboliquement un Maroc vitrine, modernisé et tourné vers l’international, à un Maroc profond qui souffre encore de déficits structurels dans les services sociaux essentiels. On peut dire que ce décalage n’est pas qu’une perception. Le Roi Mohammed VI a lui-même évoqué, dans son discours de la Fête du Trône, l’existence d’un Maroc « à deux vitesses ». En reprenant cette formule royale dans leurs chants, les manifestants transforment la rue en caisse de résonance. Ils révèlent une fracture où la modernisation rapide et les projets stratégiques se heurtent à la marginalisation d’une grande partie de la société.
À cela s’ajoute l’accumulation de politiques publiques jugées défaillantes. La gestion des dossiers sociaux majeurs – santé, éducation, emploi des jeunes, services publics – a souvent été perçue comme lente, fragmentée et déconnectée des attentes réelles du terrain. L’absence d’anticipation, de vision intégrée et de mesures correctrices a nourri une frustration collective qui éclate aujourd’hui au grand jour. À cette crise de gouvernance s’ajoute un discours politique perçu comme distant, parfois empreint de condescendance, qui a contribué à creuser davantage le fossé entre les institutions et les citoyens. Des propos maladroits, des attitudes jugées méprisantes et des réponses dénuées d’empathie ont fini par cristalliser le sentiment d’exclusion d’une génération déjà en quête de reconnaissance et de dignité. Ce décalage n’est plus seulement politique : il est devenu symbolique, traduisant la rupture entre une élite institutionnelle enfermée dans sa rhétorique et une jeunesse qui exige des preuves, des résultats et du respect.
Néanmoins, ce phénomène n’est pas propre au Maroc. La sémiotique des slogans évoque d’autres mouvements emblématiques du XXIe siècle. Dans les printemps arabes (2011), le « Dégage » condensait une critique radicale des systèmes autoritaires. En Espagne, les indignados exigeaient une « démocratie réelle ». En France, les gilets jaunes liaient la justice sociale et climatique dans le slogan « Fin du mois, fin du monde, même combat ». Au Chili, la dénonciation de trente années d’inégalités s’exprimait dans « No son 30 pesos, son 30 años ». Comme ailleurs, cette jeunesse marocaine utilise les slogans comme des armes symboliques qui déstabilisent les discours officiels et construisent une contre-légitimité.
Une génération créative, critique et en quête de sens
De fait, cette cohorte invente un langage politique inédit, direct et sans filtre, où l’ironie et la simplicité dissimulent une critique profonde. En comparant ses mots d’ordre à ceux de mouvements internationaux, il apparaît que ce qui se joue au Maroc dépasse ses frontières. La jeunesse marocaine s’inscrit dans une dynamique mondiale où la gouvernance est interrogée sur ses priorités et sa légitimité. Or, cette contestation ne se limite pas aux slogans des rues, elle s’invite dans les modes de vie, dans la manière de consommer, de créer et de s’exprimer. Elle déplace le politique là où on ne l’attendait pas, jusque dans le quotidien. La citoyenneté se réinvente dans les comportements de consommation et d’expression culturelle, ce qui oblige à redéfinir la notion même de légitimité sociale.
Dans ce prolongement, la fluidité identitaire de cette jeunesse vient troubler les repères classiques. Elle circule entre langues, cultures et univers numériques, de la darija à l’anglais, du rap marocain à la K-pop, des manifestations de rue aux plateformes en ligne. Cette plasticité, souvent perçue comme une menace, constitue en réalité un formidable réservoir de créativité. La rue devient scène culturelle, le numérique un espace de socialisation et l’art urbain un instrument de citoyenneté. Toutefois, en l’absence de cadre structurant et de reconnaissance institutionnelle, cette énergie peine encore à se muer en véritable projet collectif. En ce sens, le rapport à l’autorité illustre une rupture profonde. Là où les générations précédentes acceptaient la hiérarchie comme une évidence, la jeunesse actuelle exprime une défiance radicale et une méfiance viscérale à l’égard des institutions. Elle ne croit plus aux discours convenus, souvent perçus comme empreints de mépris ou de déconnexion, et se détourne des figures officielles pour suivre des voix jugées plus authentiques, qu’il s’agisse d’influenceurs, d’artistes ou de créateurs. Elle exige des preuves concrètes, de la transparence et une véritable incarnation des engagements. Dans ce contexte, les discours abstraits apparaissent comme un langage creux, et l’écart se transforme en fracture symbolique qui menace de devenir un divorce politique entre l’État et sa jeunesse.
À cette dynamique s’ajoute une conscience écologique aiguë. La rareté de l’eau, le dérèglement climatique et l’épuisement des ressources ne sont pas perçus comme des problèmes lointains, mais comme des urgences immédiates, indissociables des injustices sociales. L’avenir du Maroc se dessine désormais selon deux trajectoires possibles : soit rester prisonnier de ses inégalités et dépendances, ou devenir un acteur de la transition verte et de l’innovation sociale.
De la colère à la construction : un tournant historique
Ainsi, cette génération de l’urgence constitue un véritable laboratoire de citoyenneté. La rue s’impose comme un espace d’expérimentation, les réseaux sociaux comme une agora numérique, et les collectifs informels comme les germes d’une société civile alternative. Les institutions se trouvent face à un choix stratégique. La tentation répressive ou paternaliste ne ferait qu’aggraver le fossé. Une approche visionnaire, inclusive et pragmatique s’impose. La question qui demeure est décisive c’est comment passe-t-on des germes d’une contestation à une force de transformation durable, capable d’inventer le Maroc de demain ? À cet égard, trois chantiers s’imposent. Tout d’abord, réconcilier l’éducation avec la société. Pour ce faire, l’école doit devenir un lieu de motivation et de créativité, intégrant le numérique, l’entrepreneuriat et les arts comme leviers pédagogiques. Ensuite, construire une citoyenneté active, où les jeunes ne sont pas de simples spectateurs mais des acteurs disposant d’espaces réels de débat et d’influence. Au bout du compte, offrir un horizon d’espérance, en faisant de l’économie verte, du digital inclusif et des industries créatives les piliers d’une vision stratégique qui place la jeunesse au cœur de la transformation nationale.
In fine, la génération Z marocaine n’est pas une génération en rupture contre son pays, mais une génération qui exige un Maroc en rupture avec ses inerties. Elle ne se borne pas à la négation, elle exprime une alternative. Parfois ses mots sont abrupts, sa colère bruyante, son impatience déroutante, cependant elle exprime une vérité que les institutions ne peuvent plus ignorer. Nul ne peut nier que l’avenir n’appartiendra pas à ceux qui préservent l’ordre établi, mais à ceux qui auront le courage de le réinventer. De ce fait, le Maroc se trouve face à un choix décisif. Écouter et accompagner ce cri, c’est saisir une chance historique. L’ignorer, c’est prendre le risque d’un divorce durable entre l’État et sa jeunesse et de suite son futur.
Dès lors, le Maroc se trouve à l’heure des choix. Oser un nouveau contrat social n’est plus une option mais une urgence vitale, car c’est là que se joue la survie du lien national, entre l’écoute de sa jeunesse et le risque de la perdre. Certes, les manifestations peuvent s’essouffler, mais elles ne doivent pas être perçues comme un simple épisode de colère passagère. Elles constituent une sonnette d’alarme, un signal fort qui appelle à repenser les priorités, à engager des réformes profondes puisant leur énergie dans ces transformations sociales et dans ces cris qui montent du pays réel. Le cri « SOS, j’existe ! », que Brigitte Prot avait déjà identifié comme le symbole d’une génération en quête de reconnaissance, n’est pas une menace mais une chance. Derrière lui s’exprime une exigence de légitimité, de dignité et une demande d’horizons clairs dans l’économie responsable, le digital et l’entrepreneuriat. Ces natifs numériques, impatients, critiques et créatifs, ne réclament pas seulement une place mais ils tendent un miroir à leur pays. Si le Maroc a le courage de répondre à cet appel et de l’inscrire dans un nouveau contrat social, il transformera la contestation en moteur d’avenir. Sinon, il prendra le risque de perdre non pas une génération, mais son futur.