La construction d’une identité européenne, un souci partagé
Rovereto mai 2008
Ahmed Jaballah, directeur de l’Institut européen des sciences humaines de Paris, vice-président de la Fédération des organisations islamiques d’Europe (F.O.I.E), membre du conseil d’administration de la CMRP France
L’identité européenne, une identité en construction
Il est certain que l’identité européenne, en tant que valeurs partagées, est constituée d’éléments philosophiques et culturels différents, qui reviennent à des racines historiques et s’alimentent continuellement d’éléments nouveaux. C’est une identité, comme toute identité collective, qui essaie de conjuguer l’unité et la diversité. Les valeurs de cette identité sont souvent exprimées à travers un certains nombre d’objectifs et de principes, qui sont : la paix, la prospérité, la démocratie, la liberté, l’égalité, la justice, les droits de l’homme, la cohésion sociale, la protection de l’environnement, le dialogue interculturel… Une identité collective permet à toute société humaine de fonder une cohésion nécessaire à un vivre ensemble dans la solidarité et l’entraide, sans nier le besoin de la diversité entre ses membres. Toutes ces valeurs évoquées sont dans leur globalité des valeurs universelles vers lesquelles aspire toute l’humanité, au-delà de ses différences ; et l’Europe tend, à travers sa démarche d’union, de transformer en réalité ces valeurs ambitieuses dans la vie de ses peuples. C’est un défi considérable à relever, d’où la nécessité de mettre en contribution toutes les forces et les ressources pour construire une identité européenne humaine forte et ouverte.
La contribution des religions dans la construction de l’identité européenne :
Les religions ont certainement un rôle à jouer dans cette belle aventure de la construction d’une identité européenne, au moins pour deux raisons essentielles :
– Toutes les valeurs qui peuvent être à la base de l’identité de l’Europe sont des valeurs prônées dans leur ensemble par les religions ; certes exprimées selon des approches différentes, mais qui peuvent être enrichissantes et complémentaires.
– La capacité spirituelle des religions représente un facteur important qui peut donner un élan positif à ces valeurs fondatrices de l’identité (1).
Quelle contribution de l’islam dans ce domaine ?
L’islam peut avoir sa contribution dans la fondation de l’identité européenne grâce à deux facteurs importants :
– Une présence large des musulmans dans la majorité des pays européens, qui fait de l’islam la deuxième religion dans certains de ces pays. La foi et la culture religieuse que partagent les musulmans d’Europe entre eux peuvent constituer un élément de rapprochement qui aura ses répercussions sur les rapprochements des peuples européens (2).
– La dimension historique d’une expérience musulmane qui a pu conjuguer à la fois l’unité et la diversité, y compris en Europe dans la période andalouse, et dans les pays de l’Europe de l’Est. Une expérience qui a eu ses difficultés mais aussi ses apports positifs.
Quelles sont alors les responsabilités partagées pour construire une identité européenne ?
Les musulmans d’Europe ont une responsabilité dans la construction d’une identité européenne. Une responsabilité qui ne peut apporter ses fruits qu’avec une volonté des sociétés européennes, cherchant à mettre en harmonie toutes les compétences et les énergies diverses, au service d’un destin commun. La responsabilité des musulmans contribuant à l’identité européenne prend ses fondements essentiellement dans trois engagements qui sont déjà entrepris :
– Un engagement visant à intégrer progressivement leur tradition et leur expression religieuses dans le contexte européen. Témoignent de cet engagement toutes les initiatives prises dans la construction des lieux de culte en parfaite insertion dans le paysage urbain de nos villes, dans la formation des imams et des cadres religieux, dans l’acquisition de cimetières et de carrés musulmans pour enterrer les morts…
– Un engagement citoyen qui amène le citoyen européen de confession musulmane à prendre part à la vie de la société, à travers ses activités sociales, culturelles et politiques. Un engagement qui a besoin d’être renforcé et encouragé.
– Un engagement dans le dialogue interculturel et interreligieux qui connaît une évolution constatée. De plus en d’initiatives sont entreprises dans ce domaine, et le nombre croissant d’associations de dialogue à l’échelle locale, nationale et internationale auxquelles participent des musulmans en est un témoin. En parallèle à cette responsabilité des musulmans, il y a certainement une responsabilité de la société, qui peut permettre à la contribution musulmane d’apporter sa pierre à l’édifice de l’identité européenne. La responsabilité de la société dans ce domaine, corespond à une revendication citoyenne de a part de la composante musulmane européenne, mettant en avant aujourd’hui les exigences suivantes :
– Une confiance accordée aux citoyens musulmans en tant qu’acteurs positifs, qui ont leur place entière dans la société. Une telle confiance renforce l’engagement, dissipe les facteurs de repli et de marginalisation et fait exploser les énergies servant l’intérêt commun.
– Un combat rigoureux de toutes les formes de racisme, de xénophobie et d’islamophobie. Les différences et les spécificités de chaque communauté religieuse et culturelle peuvent constituer un élément d’enrichissement mutuel, comme elles peuvent être des facteurs d’isolement, en fonction de l’approche suivie dans le traitement de ces différences et de ces spécificités.
– Une gestion désintéressée de la question religieuse musulmane en Europe, et notamment au niveau de la représentation cultuelle des musulmans. La tradition européenne, très marquée par le sécularisme dans le rapport entre l’Etat et la religion, doit être respectée en ce qui concerne les musulmans. Tant que les musulmans agissent dans le cadre des lois, ils doivent être libres et indépendants pour s’organiser, former leurs cadres religieux et construire leur expression religieuse fidèle à leur tradition. Toute ingérence politique intérieure ou extérieure ne peut que trahir les principes d’égalité juridique entre les différentes confessions. Le traitement politique de certains pays européens voulant lier les affaires religieuses des musulmans d’Europe avec des pays musulmans étrangers laisse apparaître l’islam comme une religion étrangère, qui n’a pas le droit de cité comme toutes les autres religions présentes en Europe. La présence musulmane en Europe est une chance permettant de construire une identité européenne riche d’un patrimoine culturel et religieux diversifié, ce qui donne à cette identité une dimension planétaire.
En effet, l’identité d’une Europe unie et juste est une belle entreprise qui a besoin de toutes les forces vives. A l’ère d’une mondialisation globalisante et envahissante qui caractérise notre époque, nous devons confirmer des repères qui donnent à l’Homme l’espoir et lui garantissent la paix et la solidarité. Nous avons besoin certes de partir des acquis de l’Histoire, mais surtout d’insister sur le présent tout en en se projetant dans l’avenir; comme l’a bien exprimé Edgar Morin en disant de la communauté européenne :
« Notre communauté de destin n’émerge pas de notre passé qui la contredit, elle émerge à peine de notre présent parce que c’est notre futur qui nous l’impose (3) »
Ahmed Jaballah
(1) Jacques Delors disait dans l’un de ses discours en 1989 : « Il nous incombe… de donner plus de chair à cette communauté, et pourquoi pas un supplément d’âme. »
(2) Nous pouvons constater cette réalité de rapprochement et d’échange entre les musulmans d’Europe lors de leurs rencontres où ils expriment à la fois une unité de foi et une diversité de cultures qui leur permet de découvrir les richesses des langues et des cultures européennes.
(3) Edgar Morin, Penser l’Europe, Ed. Gallimard, 1987.